A partir de 1906, Rodin préside l'association de la Société Nouvelle, et y fait entrer de jeunes praticiens réunis par des idées plus sobres que celles du maître.
La «Société Nouvelle de peintres et de sculpteurs», créée en 1900 par Gabriel Mourey[1], réunie lors d’expositions annuelles à la prestigieuse Galerie Georges Petit une partie émérite du Paris artistique de la Belle Époque[2]. Cette association d’affinités amicales et artistiques reçoit alors les faveurs des commandes de l’État, des amateurs et les louanges de la critique. Ces événements font figure de « troisième Salon »[3].
Auguste Rodin devient Président de la Société Nouvelle en 1906, entrainant un agrandissement du nombre de sculpteurs en son sein. Certains déjà confirmés n’occupent qu’une présence honorifique, leur talent n’est plus à prouver, mais on y découvre aussi « La Bande à Schnegg », un groupe de jeunes artistes qui s’engagera vers les chemins d’une sculpture plus moderne. Rodin ne propose lui que des pièces déjà présentées lors d’autres expositions ; il opèrera en revanche un rôle de promoteur pour ces artistes émergents dont nombre sont praticiens dans son propre atelier.
Aussi variés que les peintres de la Société Nouvelle, les sculpteurs partagent la représentation de l’intimité.
Les sculpteurs réputés
Le portrait intime
Jules Desbois[4] (1851-1935), se révèle un excellent portraitiste sachant retranscrire la psychologie du modèle. Le Buste de Rodin datant de 1902 en est l’une des meilleures expressions. Au XIXe siècle, la bourgeoisie s’empare du portrait, peint ou sculpté. Ce type de réalisations mondaines est au cœur du travail du Prince Paul Troubetzkoy (1866-1933)[5]. Sa sculpture aux accents impressionnistes est marquée par la rapidité des gestes encore inscrits dans la matière, décrite avec justesse comme « nerveusement intime »[6]. Représentant à nouveau Rodin[7], ce « Michel-Ange du minuscule »[8] réalise en 1906 une figurine caractéristique de son style énergique qui traduit la personnalité profonde du Maître.
La sculpture à caractère social
Le belge Constantin Meunier (1831-1905)[9] s’est fait le spécialiste de la représentation des mondes ouvrier et agricole. Il est le « sculpteur des laborieux, des douloureux, des complémentaires. »[10]. Il a apporté ses plus belles créations marquées « d’une vie profonde et intense »[11] : Le Bûcheron ; Un mineur ; Le Naufragé ; Le Portefaix. Ces travailleurs, dont il admire et loue l’héroïsme, contiennent une intensité expressive et un élan, soutenus par bosselage appuyé de la matière.
Jane Poupelet (1874-1932)[12], unique figure féminine au sein de ce groupe, aborde parfois elle aussi ce registre dans l’atelier de Lucien Schnegg où elle travaille. C’est là que Rodin la remarque. À la Société Nationale des Beaux-arts en 1904, elle expose Enterrement d’un enfant dans le Périgord dont le succès est grand. Cette composition participe du même esprit attentif aux problématiques sociétales et à la « recherche de caractère humain »[13], à travers une représentation synthétique où les vides qui séparent les différents personnages transcrivent leur solitude dans le drame.
L’art décoratif
En accordant une place de choix à l’Art Nouveau, par le biais de l’art décoratif, certains sculpteurs abandonnent la sculpture traditionnelle. Alexandre Charpentier (1956-1909)[14] est celui qui a le plus œuvré pour l’art décoratif et deviendra l’un des meilleurs ambassadeurs de l’Art Nouveau. À l’origine du groupe, « l’Art dans tout »[15], et prônant un renouveau de l’art décoratif et de l’objet utilitaire comme œuvre d’art, il est reconnu pour sa facilité à allier toutes sortes de matériaux (bronze, étain, terre cuite vernissée, cuivre repoussé…).
Jules Desbois aborde également ce style. Le corps féminin est magnifié dans ses essais d’art décoratif[16]. Il décore de naïades de petites pièces décoratives, parfois réalisées en collaboration avec des amis de la Société Nouvelle, comme Le Baiser avec Delaherche en 1890.
La nouvelle génération : la « Bande à Schnegg »
Lucien Schnegg (1864-1909), praticien de Rodin, conserve sa liberté vis-à-vis du maître, tout en le consultant si nécessaire[17]. Ses disciples dans son atelier, Gaston Schnegg, Poupelet, Despiau, Halou, Drivier, Wlérick[18], vont suivre son enseignement jusqu’à sa mort en 1909. En se tournant vers le calme et la ligne sobre, ces sculpteurs s’éloignent tout à la fois du lyrisme Rodinien et de la rigueur académique. Son Buste de Jane Poupelet respire une harmonie reposante, tout en traduisant la forte personnalité de la sculptrice. Ce subtil portrait psychologique est sublimé par un grand synthétisme et une netteté des lignes.
Gaston Schnegg (1866-1953)[19], attiré par son approche minimaliste de la sculpture, suit, lui aussi, l’enseignement de son frère. Il aimait le contact avec les matériaux, pratiquait la taille directe, et était très attentif au polissage pour obtenir des jeux de lumière sur la matière comme dans La Leçon de couture exposée à la Société Nouvelle en 1908.
Jane Poupelet travaille le corps féminin avec rigueur et un grand sens du dépouillement. La Toilette est presque un bloc de matière en « L » à peine taillé. Poupelet aplanit les détails, ses animaux sont sobres, lisses et seuls quelques grands traits suffisent à leur donner vie.
Charles Despiau (1874-1946)[20] pousse encore plus loin le travail de simplification du groupe. Ses portraits, souvent graves et sereins, affichent une psychologie fouillée. Les yeux de Paulette, juste dessinés et sculptés, sa chevelure qui semble ne pas être achevée, son port de tête, son regard et son sourire donnent un caractère vivant à ce buste.
La recherche de la modernité de ces jeunes sculpteurs va leur être favorable puisqu’ils vont continuer à travailler et à être reconnus après la Grande Guerre. À la différence des peintres de la Société Nouvelle, ils côtoient l’avant-garde[21]. Néanmoins, les membres de la « Bande à Schnegg », même s’ils pratiquent une sculpture plus stable et équilibrée que celle apprise chez Rodin, ne tenteront jamais un art abstrait qui pourtant voit le jour au même moment.
« Les sculpteurs de la Société Nouvelle » in "Derniers Impressionnistes – Le Temps de l’intimité".- Editions Monelle Hayot, 2018, pp. 255-259
[1] Critique d’art, écrivain et poète, il est connu pour avoir pris l’initiative de lancer dans sa revue « Les arts de la vie » une souscription publique et internationale. Il s’agit d’ériger le Penseur de Rodin sur la place de Paris. Un bronze du Penseur, offert « au peuple de Paris » est inauguré le 21 avril 1906 devant le Panthéon.
[2] Entre 1900 et 1914. Exception faite de l’année 1903 durant laquelle elle expose chez Durand-Ruel.
[3] Salon des Artistes français et Salon de la Société Nationale des Beaux-arts.
[4] Ami de Rodin depuis 1878, il expose à la Société Nouvelle entre 1909 et 1914.
[5] Il expose à la Société Nouvelle entre 1906 et 1914.
[6] Raymond Bouyer, « Exposition de peintres et de sculpteurs », Le bulletin de l’art ancien et moderne, n°376, samedi 21 mars 1908, p. 94.
[7] Rodin apprécie particulièrement le talent de ce prince russe qui a été son praticien en 1905. Au sein de son atelier, il fera vraisemblablement la connaissance des frères Schnegg.
[8] Guillaume Apollinaire.- Chroniques d’art, 1902-1918.- Paris : Gallimard, 1993. p. 90 (L’Intransigeant, 13 mars 1910)
[9] Il expose à la Société Nouvelle entre 1900 et 1903.
[10] Charles Morice.- Quelques maîtres modernes : Whistler, Pissarro, Fantin-Latour, Meunier, Cézanne.- Paris : Société des trente, 1914. p. 81.
[11] Anonyme, « La Société Nouvelle de peintres et de Sculpteurs », Art et décoration, supplément avril 1900, n°4, p. 1.
[12] Elle expose à la Société Nouvelle entre 1909 et 1914.
[13] Henri Martinie.- Sculpture en France.- Paris : Editions Rieder, 1928. p. 82.
[14] Il expose à la Société Nouvelle entre 1900 et 1904.
[15] L’Art dans Tout est un mouvement artistique qui, de 1896 à 1901, a réuni des architectes, des peintres, des graveurs, des sculpteurs (Desbois, Aubert, Dampt, Nocq, Plumet, Selmersheim et Moreau-Nélaton), et a encouragé l’investissement d’artistes dans l’aménagement intérieur, le mobilier et les objets utilitaires de la vie courante. Ce mouvement, qui artistiquement s’inscrit dans la tendance de l’Art nouveau, se signale par des tentatives de création d’un art domestique à un prix abordable.
[16] Il participe lui aussi au groupe « l’Art dans tout » à partir de 1898.
[17] Peu de temps avant sa mort, il fait un buste de La République pour le concours organisé par Le Journal. Il sollicite alors l’opinion de Rodin qui est membre du jury.
[18] Halou, Drivier et Wlérick n’exposent pas à la Société Nouvelle.
[19] Il expose à la Société Nouvelle de 1907 à 1914.
[20] Il expose à la Société Nouvelle de 1910 à 1913.
[21] A l’exposition « Les maîtres de l’art indépendant 1895-1937 » qui a lieu au Petit Palais en 1937, les seuls membres de la Société Nouvelle exposés sont les sculpteurs Despiau, Poupelet, Bourdelle et Maillol (présent en 1906). Ils côtoient Derain, Chagall, Marquet, Matisse, Vuillard, Dufy, Van Dongen, Pompon...
Les Sculpteurs
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Albert Bartholomé
Antoine Bourdelle Louis Dejean Jules Desbois Charles Despiau Aristide Maillol Constantin Meunier Lucien et Gaston Schnegg Jane Poupelet Auguste Rodin en construction |
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